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CONFLITS SOCIAUX
Article
Edité par Encyclopædia Universalis - 2009
Un conflit est une relation antagonique entre deux ou plusieurs unités d'action dont l'une au moins tend à dominer le champ social de leurs rapports. L'existence d'un conflit suppose en effet deux conditions apparemment opposées : d'une part, des acteurs, ou plus généralement des unités d'action délimitées par des frontières, et qui ne peuvent donc être des « forces » purement abstraites ; de l'autre, une interdépendance de ces unités qui constituent les éléments d'un système.Autonomie des éléments et unité du champ peuvent se combiner de manières extrêmement variables. Ces combinaisons peuvent se placer sur un axe :– D'un côté, des acteurs réels, possédant un système de décision, une « volonté », et tendant à maximiser leurs avantages propres, soit par la poursuite rationnelle d'un intérêt de type économique, soit par le renforcement de leur propre intégration, soit selon tout autre processus. Le champ des acteurs en conflit est alors défini de manière matérielle. Il s'agit de s'approprier des biens rares, par exemple des territoires, des matières premières, des marchés. Plus les unités d'action sont des acteurs réels, moins le champ de leurs rapports est social. La rivalité est le point extrême de ce type de conflits, qu'on appellera conflits intersociaux, quelle que soit la nature des acteurs, individus, groupes ou collectivités.– À l'inverse, d'autres conflits se définissent d'abord par l'unité d'un champ social. Le conflit est intrasocial et, par conséquent, les unités d'action ne constituent que faiblement des acteurs réels. Le conflit n'est pas la rencontre de deux systèmes sociaux ou de deux personnes, mais exprime une contradiction inhérente au système considéré. Lorsqu'on parle d'un conflit de classes, on désigne un ensemble de rapports sociaux à partir duquel se définissent des acteurs, qui peuvent être plus ou moins fortement constitués et conscients de leurs propres intérêts, mais jamais définis comme des ensembles indépendants l'un de l'autre et entrant en concurrence pour l'appropriation de certains biens sociaux.Outre ces types opposés de conflits, il existe des rapports sociaux qu'on ne saurait nommer « conflits » :– D'une part, au-delà des formes extrêmes de conflits intrasociaux existe la pure concurrence entre des joueurs. K. E. Boulding la définit ainsi : « La concurrence existe quand toutes les positions potentielles de deux unités de comportement sont mutuellement incompatibles. » Définition strictement objective et qui n'implique aucun rapport social, aucune intention des acteurs. Le même auteur définit, par opposition, le conflit comme « une situation de concurrence dans laquelle les parties sont conscientes de l'incompatibilité de positions futures potentielles et dans laquelle chaque partie désire occuper une position qui est incompatible avec les désirs de l'autre ». Boulding est parfaitement conscient du caractère vague et insuffisant de cette définition. Mais elle a le grand mérite de souligner qu'il n'y a pas de conflits s'il n'y a pas d'acteurs, ou plus généralement de rapports sociaux, qui supposent des comportements orientés et valorisés, constituant, au-delà du calcul, une action sociale.– D'autre part, on ne peut davantage parler de conflits lorsque les éléments d'un système sont en tension les uns avec les autres, en raison de la différenciation des statuts et des rôles à l'intérieur de tout système complexe. Si les employés envient les cadres, si les jeunes se sentent différents des vieux, il se forme des tensions entre eux, mais non pas nécessairement un conflit. Celui-ci n'apparaît que si le thème du pouvoir est introduit, ce qui rejoint notre définition initiale. Le pouvoir n'est pas la capacité d'un acteur d'imposer à un autre acteur des comportements conformes à ses intérêts personnels, mais sa capacité de dominer les rapports sociaux à l'intérieur d'un système social, en particulier la répartition de biens sociaux comme l'autorité, le revenu ou l'éducation. Toute société stratifiée connaît nécessairement des tensions entre les strates ; elle ne connaît de conflits que dans la mesure où on considère le système de stratification comme l'expression d'un rapport de domination.On comprend mieux ainsi pourquoi le conflit est un thème embarrassant pour les sciences sociales. L'analyse semble sans cesse entraînée soit vers des rapports intersociaux, dont la théorie des jeux fournit une expression formalisée, mais étrangère à la réalité sociale, soit vers les mécanismes d'intégration sociale. Ou bien la société est conçue, dans la tradition du darwinisme social, comme dominée par la concurrence et la sélection naturelle, ou bien, à l'inverse, elle est définie par la tradition intellectuelle (de Durkheim à Parsons, en particulier) comme un système de statuts et de rôles dont les acteurs se réfèrent à tout un ensemble de règles, de normes et de valeurs définissant des comportements normaux – c'est-à-dire légitimement attendus. D'une part, donc, la guerre, de l'autre les tensions internes d'un système social. Le conflit social semble perdre toute unité entre ces deux modèles extrêmes d'analyse. Souvent même, cette disparition du concept de conflit est justifiée pour des raisons historiques. Alors que la période d'industrialisation, que Rostow nomme le « décollage », suppose une forte accumulation du capital dans les mains d'un groupe dirigeant – capitalistes nationaux ou étrangers, ou encore dirigeants politiques – et par conséquent un conflit entre ceux qui apportent leur capacité de travail et ceux qui contrôlent l'emploi de la plus-value, il semble que les sociétés parvenues au-delà de cette phase de leur développement assurent de plus en plus leur croissance en renforçant leur intégration sociale, par la diffusion de la formation et de l'information et par une mobilité accrue des facteurs de production. Ce renforcement constant des unités économico-politiques que constituent les nations ou les empires entraîne aussi un développement des rivalités entre les États.Les conflits intersociaux semblent remplacer les conflits intrasociaux. Les conflits politiques ou impérialistes se dissocient des conflits sociaux traditionnels. La guerre froide, la rivalité entre les puissances qui détiennent la force de destruction thermonucléaire paraissent se substituer sur le devant de la scène historique aux conflits de classes, qui se dégradent en tensions inévitables, mais limitées entre les éléments de système sociaux à la fois de plus en plus différenciés et de plus en plus conformes au modèle durkheimien de la solidarité organique. Il est caractéristique à cet égard que la notion de conflit ait été réintroduite dans l'analyse sociologique par des auteurs comme A. Coser ou R. Dahrendorf, non pas – malgré les déclarations de ces auteurs – en opposition avec les principes d'une analyse fonctionnaliste fondée sur l'intégration du système social, mais plutôt en complément de celle-ci et dans des termes parfaitement acceptables pour elle.On ne peut donc considérer dès le départ que l'analyse, en particulier sociologique, des conflits est établie sur des bases solides, que son objet existe de manière évidente. L'enjeu d'une telle analyse est avant tout de décider de l'existence de son objet. Entre la guerre qui oppose les unités sociales et le fonctionnement intégré – et plein de tensions – de ces unités existe-t-il des conflits sociaux, c'est-à-dire des systèmes de rapports sociaux conflictuels ? La ligne d'analyse qui fut surtout celle de Marx et de Freud peut-elle être prolongée et définie aujourd'hui dans ses rapports avec les tendances très différentes de l'analyse sociale que nous venons de rappeler ? Telle est la question qui orientera cette étude.