TRIBU

Article

Maurice GODELIER

Edité par Encyclopædia Universalis - 2009

Les anthropologues désignent habituellement par le terme « tribu » deux réalités, deux domaines de faits différents mais liés. D'une part, presque tous s'en servent pour distinguer un type de société parmi d'autres, un mode d'organisation sociale spécifique qu'ils comparent à d'autres (« bandes », « États », etc.). Ce point cependant ne fait pas l'unanimité parmi eux par suite de l'imprécision des critères sélectionnés pour définir et isoler ces divers types de société. Mais le désaccord est encore plus profond à propos du second usage du terme « tribu », lorsqu'il désigne un stade de l'évolution de la société humaine. Le lien entre ces deux usages est d'ailleurs très clair puisque, dans la perspective des évolutionnistes, chaque stade d'évolution est caractérisé par un type spécifique d'organisation sociale. La majorité des anthropologues se refusent toutefois à conclure de l'existence d'un mode d'organisation sociale à l'existence d'un stade nécessaire de l'évolution de l'humanité et contestent même la possibilité théorique d'une analyse scientifique de l'évolution des sociétés humaines (E. R. Leach), ou dénient tout intérêt à se préoccuper de leur histoire. C'est le cas, à l'exception notable d'Evans-Pritchard ou de Raymond Firth, de la plupart des anthropologues qui se réclament du fonctionnalisme ou d'un certain structuralisme. En outre, même parmi ceux qui défendent le projet de construire une théorie scientifique de l'évolution sociale, certains, comme Herbert Lewis, ne considèrent pas le mode d'organisation tribale de la société comme un stade nécessaire et général de cette évolution, et d'autres, comme Morton Fried, vont plus loin encore, et y voient à la fois l'effet secondaire de l'apparition de sociétés étatiques et un véritable cul-de-sac de l'évolution de l'humanité.En définitive, bien que le terme « tribu » envahisse littéralement les écrits et les discours des anthropologues et ne semble pas situé dans les zones des combats théoriques les plus âpres de l'anthropologie, depuis une décennie le doute, l'inquiétude, la critique et parfois le refus déclaré ont peu à peu fait leur apparition à son propos, jusqu'à la crise ouverte actuelle. Neiva, à la suite de Leach, crie à la « scandaleuse imprécision du concept », Julian Steward, évolutionniste lui-même, incite à la plus grande prudence devant ce qu'il appelle un concept « fourre-tout » et d'autres, comme Swartz, Turner, Toden, choisissent de l'ignorer systématiquement bien qu'ils explorent un domaine, l'anthropologie politique, au sein duquel le concept de tribu jouait traditionnellement le rôle de maître mot. À ces critiques d'ordre théorique s'ajoutent un malaise et de violentes attaques contre l'usage idéologique de ce concept sous la forme dérivée et cousine de celui de « tribalisme ». L'existence d'organisations tribales en Afrique, en Amérique, en Océanie, en Asie semble en effet responsable des difficultés que rencontrent de jeunes États-nations dans leur développement économique et politique, et dans la conquête de leur indépendance. L'existence de vestiges plus ou moins vivaces d'organisations tribales précoloniales fournirait les raisons d'événements aussi dramatiques que la guerre du Biafra, la révolte des Mau-Mau, la dissidence des Touaregs ou des tribus « animistes » du sud du Soudan, la décadence des Indiens d'Amérique du Sud.L'enjeu ici, comme l'a montré Jomo Kenyatta (Au pied du mont Kenya), n'est pas seulement d'interpréter le monde, mais d'agir sur ses contradictions, de le transformer à partir d'une analyse exacte. Or, nombreux sont les anthropologues et les hommes politiques qui récusent comme théoriquement faux et politiquement nuisible l'usage des concepts de tribu et de tribalisme pour définir ces contradictions modernes de certains pays « sous-développés ». Au contraire, ces contradictions qu'on impute au tribalisme seraient moins la tare de structures précoloniales que l'on croyait détruites et qui affleureraient de nouveau avec violence que le legs de la période coloniale et des rapports nouveaux instaurés par la domination néo-coloniale. Eliott Skinner, anthropologue et ambassadeur en 1967 des États-Unis auprès de la république de Haute-Volta, écrivait : « Il est malheureux que le terme « tribalisme » avec toutes ses connotations de primitivisme et de traditionalisme soit le nom qu'on ait donné à l'identité qu'utilisent en Afrique contemporaine les groupes qui sont en compétition pour le pouvoir et le prestige. Quelques-uns des noms utilisés aujourd'hui comme symboles de l'identité de certains de ces groupes se réfèrent à diverses entités socioculturelles du passé. Cependant beaucoup de ces prétendus groupes « tribaux » furent des créations de la période coloniale et même ceux de ces groupes qui pouvaient prétendre à une continuité avec le passé ont perdu tant de leurs caractéristiques traditionnelles qu'on peut les considérer en fait comme des entités nouvelles. »Le concept de tribu est donc « en crise », et il y a double urgence, théorique et pratique, à remonter aux racines du mal qui l'atteint et à le redéfinir pour en faire la critique et en estimer la portée réelle. Pour ce faire, la meilleure méthode semble encore de retracer brièvement son histoire, de Lewis H. Morgan, le fondateur de l'anthropologie, à nos jours – et particulièrement à Marshall Sahlins, l'auteur qui a fait récemment l'effort le plus soutenu et le plus brillant pour redéfinir rigoureusement ce concept et réinterpréter les matériaux ethnographiques nouveaux accumulés depuis un siècle. Peut-être, au terme de ce parcours, découvrira-t-on que le mal n'atteint pas qu'un concept et que la crise est celle des fondements et des méthodes empiriques de l'anthropologie et des sciences sociales.

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