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ALEXIS DE TOCQUEVILLE (1805-1859)
Article
Edité par Encyclopædia Universalis - 2009
Dans une Europe livrée depuis quarante ans aux orages politiques soulevés par la Révolution française, Tocqueville apparaît comme la conscience du milieu du siècle. Avec une lucidité qui, aujourd'hui encore, nous étonne, il fait le point pour comprendre, et non pour juger, une force dont chacun pressentait, pour s'en réjouir ou s'en alarmer, qu'elle allait changer la face du monde. Cette force, c'est l'idée démocratique. Certes, elle n'était pas ignorée. Dans la lignée de Bonald ou de Maistre, les nostalgiques de l'Ancien Régime y voyaient l'incarnation du mal. Mais ceux-là mêmes qu'à l'époque on considérait comme des libéraux parce qu'ils acceptaient la Révolution, Benjamin Constant, Guizot, Royer-Collard, s'efforçaient, par des artifices maladroits, d'en contenir les conséquences. Conscients de l'impossibilité d'annihiler le grand espoir né en 1789, ils visaient à en éluder la réalisation. Ils tentaient de dévier le courant démocratique vers des parodies de gouvernements libres où la volonté du peuple ne peut se reconnaître que traquée, divisée, affaiblie.Or, voici qu'un jeune homme, la veille presque inconnu, lance comme un brûlot, dans ce milieu d'esprits étriqués et retors, un livre consacré à la démocratie, qui n'est ni un pamphlet, ni une utopie, ni un appel à l'insurrection. En 1835, lorsque parurent les deux premiers volumes de La Démocratie en Amérique, que voyait-on dans la démocratie ? Pour les uns, une formule irréalisable, bonne tout au plus à servir de repoussoir à un régime fondé sur la raison ; pour les autres, le drapeau d'une agitation permanente, inapte par conséquent à être l'emblème d'une organisation politique stable. Tocqueville ne s'immisce pas dans ce débat, car, pour lui, il ne s'agit plus de discuter des préférences, mais de constater comme un fait inéluctable l'avènement de la démocratie. Ce fait, il l'a enregistré aux États-Unis, et c'est à raison de la pertinence de ses observations que les sociologues se flattent de le compter parmi l'un des plus grands d'entre eux. Mais ce fait a été aussi l'objet de ses méditations. À ce titre, il apparaît à côté de Montesquieu comme le premier des moralistes politiques français. Moraliste, c'est bien d'ailleurs ce que Tocqueville voulut être. Parti en Amérique avec son ami Gustave de Beaumont, magistrat comme lui, pour y étudier le régime pénitentiaire Tocqueville comprit que quelle que soit la richesse des observations accumulées durant un séjour de moins d'un an, il serait présomptueux de sa part de prétendre offrir aux lecteurs un tableau exhaustif du Nouveau Monde. Le sujet du livre serait donc la démocratie, l'expérience américaine n'intervenant que pour fournir à la réflexion les données sans lesquelles elle n'eût abouti qu'à une théorie désincarnée. Aussi bien la deuxième partie de l'ouvrage, publiée en 1840, accuse-t-elle ce souci de s'élever aux idées générales dans les chapitres véritablement prophétiques où Tocqueville étudie « l'influence qu'exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique ».Le succès de l'œuvre fut immense. Élu à l'Académie des sciences morales et politiques en 1838, à l'Académie française en 1841 alors qu'il n'avait que trente-six ans, l'auteur reçut la consécration d'une opinion unanime qui sut reconnaître que « jamais esprit de première valeur [...] n'avait médité avec autant de gravité et de lucidité le problème – de plus en plus ardu, à mesure que se compliquent les sociétés – de gouverner les hommes pour le bonheur du plus grand nombre sans les asservir ni les avilir » (J. J. Chevallier). Les Américains eux-mêmes lui furent reconnaissants de leur avoir révélé l'esprit et les ressorts de leurs institutions. Il n'est pas difficile de déceler, chez Tocqueville, l'intention d'instruire les gouvernants de la France. S'il a écrit un livre, ce n'est pas seulement pour satisfaire une légitime curiosité, c'est « pour y trouver des enseignements dont nous puissions profiter ». Or cette leçon, ce n'est pas d'institutions toujours contingentes et maladroites qu'il y a lieu de la tirer, c'est d'un fait qui domine l'histoire : l'égalisation des conditions. « Fait providentiel, il en a les principaux caractères, il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements comme tous les hommes servent à son développement. Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération ? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ? » (La Démocratie en Amérique, « Introduction »). Il n'y faut pas penser, car ce serait aller contre Dieu lui-même. Mais on peut du moins chercher comment tirer profit de ce qu'il y a de bon dans l'égalité des conditions.Recherche nécessaire, car nous nous engageons dans la démocratie sans exploiter ce qu'« elle pourrait offrir d'utile ». Bien au contraire, nous en aggravons les tares. Alors que la division des fortunes, en diminuant la distance qui sépare le pauvre et le riche, aurait dû les rapprocher, elle ne leur fournit que « des raisons nouvelles de se haïr ». L'idée de droits communs à tous, que l'égalité devrait fortifier, est brimée par la force, qui apparaît au riche comme au pauvre « la seule raison du présent et l'unique garantie de l'avenir ». Est-il fatal qu'il en soit ainsi ? Tocqueville trouve aux États-Unis des motifs de le croire, mais aussi des raisons d'espérer que la morale et les mœurs l'emporteront sur la malignité des hommes.
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